Thomas d’Aquin et l’allégorie

Thomas Aquinas and Allegory

 

Gilbert Dahan

Centre national de la Recherche scientifique,

École pratique des hautes études, Paris, France

gilbert.dahan94@gmail.com

 

 

Résumé: Dans sa réflexion herméneutique, Thomas d’Aquin énonce la théorie des quatre sens mais il ne lui accorde pas un rôle majeur. Il utilise plutôt l’opposition augustinienne entre res et voces et envisage la lettre dans toutes ses dimensions, y intégrant l’analyse théologique. Dans sa pratique exégétique, l’allégorie est très peu présente, voire totalement absente de certains commentaires.

 

Mots-clés: Thomas d’Aquin, allégorie, exégèse biblique, herméneutique, sens littéral

 

Abstract: In his thought about hermeneutics, St. Thomas Aquinas expounds the theory of the four senses, but he does not give it any importance. He rather makes use of the Augustinian opposition between res and voces and considers the literal exposition in all its aspects, including the theological analysis. In his exegetical praxis, the allegory is rarely present, and does not appear in some commentaries.

 

Keywords: St. Thomas Aquinas, allegory, exegesis of the Bible, hermeneutics, literal exposition

 

Recibido: 29/06/21

Aprobado: 02/08/21

 

 

L’allégorie joue un rôle fondamental dans l’exégèse chrétienne; elle en est même l’un des éléments constitutifs majeurs, comme l’indique saint Paul en Galates 4, 22-26. Cependant, malgré les affirmations théoriques, elle semble négligée dans la seconde moitié du xiiie siècle, moment où l’exégèse a évolué, en privilégiant une approche littérale et théologique qui intègre une analyse que l’on qualifierait volontiers de «scientifique»[1]. Certes, l’exégèse allégorique continuera à jouer un rôle, comme le montrent au début du xive siècle les commentaires du dominicain Dominique Grima; mais on observe chez celui-ci une séparation très nette entre exégèse littérale et exégèse spirituelle ainsi que la part moins grande réservée à l’interprétation «mystique»[2].

La place de Thomas d’Aquin dans cette histoire est remarquable: sa réflexion théorique avalise d’une certaine manière les quatre sens mais sa pratique exégétique ne donne quasiment pas de place à l’allégorie, comme on le constate dans ses commentaires, non seulement de Jérémie, d’Isaïe et de Job, expressément qualifié de littéraux, mais également dans les autres, ainsi que dans ses sermons. Nous allons tenter de comprendre cela, en étudiant sa réflexion herméneutique puis ses commentaires bibliques.

 

La réflexion herméneutique

 

Thomas d’Aquin a exposé plusieurs fois ses idées en matière d’herméneutique[3]. On retiendra ici le prologue du commentaire des Sentences, la question 6 du quodlibet VII, l’article 10 de la question 1 de la Summa theologica (Ia), le commentaire de Ga 4, 22-26; quelques autres textes évoquent plus rapidement cette réflexion. On observera que les deux principia n’abordent pas le problème de l’allégorie ou de l’interprétation spirituelle (1927, pp. 481-496).

 

Prologue du commentaire des Sentences

 

Le prologue du commentaire des Sentences, fruit de son enseignement à Paris[4] (1252-1256), est un morceau d’une grande richesse[5]. L’article 5 examine le style ou le langage (modus) de la théologie et demande si celui-ci est scientifique (artificialis). C’est l’un des textes qui fondent la théologie comme science[6]; on se rappelle que le terme theologia désigne au xiiie siècle aussi bien ce que nous nommons «théologie» que l’Écriture sainte. L’hypothèse de départ est que le style de la théologie, la plus noble des sciences, doit être le plus noble et, par conséquent, scientifique, ce que n’est pas a priori le langage poétique. En fait, le langage doit s’adapter aux différentes caractéristiques imposées par les sujets: révélation, prophétie, prière, histoire. Mais, comme toutes les vérités ne sont pas accessibles à l’homme dans l’état présent, il convient de le prendre par la main (manuducere, un terme spécifiquement dionysien) et d’user des ressources autres que celles d’un langage scientifique: la métaphore, le symbole, la parabole. Cette pluralité fonde les quatre sens (historique, moral, allégorique, anagogique). Le caractère novateur de saint Thomas ne vient pas de sa reprise des quatre sens mais bien de son insistance sur le langage poétique[7], dont les ressources (métaphore, symbole, parabole) appartiennent à l’exégèse littérale. Cela n’est pas dit nettement ici mais les autres textes thomasiens confortent cela. On constate que l’allégorie n’est mentionnée que rapidement, à propos du sens allégorique, «en tant qu’il mène à la contemplation de la vérité des réalités qui constituent des voies ‹d’accès à la connaissance de ce qui est au-dessus de la raison› » (proceditur ad contemplationem ueritatis eorum que sunt uie), ce qui n’est pas la définition habituelle.

 

Quodlibet VII

 

Un autre lieu important de la réflexion herméneutique de Thomas d’Aquin est fourni par la question 6 du quodlibet VII (1256-1259)[8]: si en dehors du sens littéral se cachent d’autres sens, spirituels, dans les mots de l’Écriture sainte; quel est le nombre des sens de l’Écriture sainte; si l’on trouve ces sens dans d’autres textes. Bien sûr, Thomas répond en exposant les quatre sens et en réservant cette pluralité à l’Écriture sainte. On peut se demander cependant si cette réponse n’est pas convenue en quelque sorte, dans la mesure où, depuis le début du xiiie siècle, les quatre sens sont devenus quasiment dogmatiques; comme toujours dans le genre de la questio disputata, les objections et les réponses à ces objections ont une importance primordiale. Nous ne pouvons évidemment nous livrer ici à une analyse détaillée mais nous retiendrons quelques points, par rapport à notre problématique concernant l’allégorie. Thomas répète que le sens spirituel est toujours fondé sur le sens littéral (réponse au premier argument contre les sens multiples); tout ce qui est transmis de manière voilée est expliqué clairement dans un autre passage (réponse au troisième argument). Dans l’art. 2, Thomas relève, comme argument contra que l’Écriture dit certaines choses d’une manière figurée à propos du Christ mais aussi d’autres hommes et il cite en Dn 8, 5 le bouc signifiant le roi des Grecs; on reste sur le plan de la lettre, de même que quand on applique au Christ des réalités qui l’ont précédé comme étant sa figure, par exemple en Dn 2, 34, la pierre retirée de la montagne. Il semble que la clé soit la différence établie par Thomas entre métaphore (ou similitude ou image) et allégorie: la métaphore appartient au sens littéral (et par conséquent peut être employée hors du contexte scripturaire), alors que l’allégorie est de l’ordre du sens spirituel[9]. On peut se demander si dans ce quodlibet Thomas a une perception nette de l’allégorie (il ne semble pas qu’il l’ait jamais vraiment définie): il revient à l’opposition voces / res pour distinguer sens littéral et sens spirituel. Il semble même que l’explication selon laquelle on a affaire au sens allégorique ou typique quand des événements produits dans l’Ancien Testament sont expliqués à propos du Christ ou de l’Église mène à une impasse ou soit tautologique.

 

Galates 4, 22-26

 

Le commentaire des Galates (1261-1265?) paraît témoigner d’une réflexion plus mûre; Thomas est amené à commenter le passage qui fonde l’allégorie comme démarche spécifique de l’exégèse chrétienne et emploie le terme même d’allégorie (Dahan, 2008b, pp. xli-xliv): ἅτινά ἐστιν ἀλληγορούμενα, quae sunt per allegoriam dicta. Il donne la définition classique d’allegoria: «Allegoria enim est tropus seu modus loquendi, quo aliquid dicitur et aliud intelligitur», avec son étymologie: «Allegoria dicitur ab alos, quod est alienum, et goge, ductio, quasi in alienum intellectum ducens.» Mais le terme d’allegoria peut désigner à la fois tout sens mystique ou bien spécifiquement l’un des quatre sens de l’Écriture.

Ces considérations posent deux problèmes. D’une part, Thomas parle de tropus seu modus loquendi ce qui correspond à une figure de style; nous sommes alors dans la rhétorique classique[10]. D’autre part, à partir de la distinction augustinienne reprise par Pierre Lombard[11] entre signification per voces et per res, sont établis deux sens ou niveaux: le sens littéral ou historique (divisé lui-même en sens propre et sens figuré – similitude ou métaphore – avec l’exemple courant pratum ridet) et sens mystique (on dirait plutôt «spirituel»).

Faut-il s’en tenir là? L’allégorie chrétienne peut-elle être réduite à une figure de style? Thomas fait une distinction nette entre métaphore (qui appartient indubitablement au sens littéral) et allégorie. Le mécanisme de la métaphore peut expliquer celui de l’allégorie. Il y a cependant une différence majeure: dans l’allégorie chrétienne, les deux éléments sont réels (Isaac, figure du Christ), ce qui exclut une réduction univoque (puisque la figure et ce qui est figuré sont tous deux l’objet de l’étude). Le plus important est ce que j’ai appelé le «saut herméneutique», le passage de la figure à ce qui est figuré. De la sorte, l’allégorie est liée à l’histoire (Jésus, Église naissante, histoire de l’Église, fin des temps)[12]. Mais, dans le cas de l’exégèse de Thomas d’Aquin, on peut se demander si le saut herméneutique existe vraiment; certes, les réflexions sur Galates l’impliquent; mais est-il expressément pris en compte?

Un autre passage de Paul fonde l’herméneutique chrétienne: 1 Co 10, 11, ταῦτα δὲ τυπικῶς συνέβαινεν ἐκείνοις, Haec omnia in figura contingebant illis[13]. L’histoire des Hébreux avec la traversée de la mer Rouge et le séjour dans le désert est une préfiguration des débuts des communautés chrétiennes; le terme figura est important; mais il ne semble pas que nous soyons dans un fonctionnement allégorique: les épisodes mentionnés semblent plutôt servir de mise en garde contre des comportements déviants, on aurait donc plutôt une interprétation morale. Malheureusement, le texte de saint Thomas n’est pas conservé et nous avons à sa place un commentaire peu intéressant de Pierre de Tarentaise.

 

Somme théologique  

 

L’article 10 de la q. 1 de la prima pars de la Somme théologique (1265-1267) demande «si, sous une lettre unique, l’Écriture sainte a des sens multiples». La réponse se fonde sur le fait qu’y signifient non seulement les mots (voces) mais aussi les réalités (res), ce qui autorise le sens spirituel, tripartite (allégorique, moral, anagogique). Thomas appuie sa position en citant (He 7,19?), lex vetus figura est novae legis[14], puis le pseudo-Denys affirmant que la loi nouvelle est une figure de la gloire future (Hiérarchie ecclésiastique V, 2). Le sens allégorique est celui par lequel des données de la Loi ancienne signifient ce qui est dans la Loi nouvelle. Thomas définit le sens moral par ce qui est réalisé dans le Christ (ea quae in Christo sunt facta) ou ce qui signifie le Christ (in iis quae Christum significant); on notera que cela ne correspond pas à la conception habituelle du sens moral ni du sens tropologique, qui est une application à l’âme humaine. De plus, Thomas parle d’une multiplicité de sens dans la même lettre de l’Écriture, selon le sens littéral. Il me semble que nous ne sommes pas dans la configuration habituelle des «quatre sens»: nous avons une importance accrue accordée au sens littéral, importance encore majorée si l’on se rappelle que l’article 9 de la même question est consacré à l’emploi des métaphores et que la fin de l’article 10 insiste sur le fait que le sens parabolique appartient au sens littéral. En outre, Thomas rappelle l’idée qui lui est chère, qu’on ne peut argumenter (en théologie) qu’à partir du sens littéral[15]. La part de l’allégorie est donc réduite, puisqu’elle ne peut correspondre qu’à ce qui dans la Loi ancienne est figure de la Loi nouvelle.

La question 14 du Quodlibet III (1268-1272) contient aussi une réflexion herméneutique dans son article 1 (Thomas d’Aquin, 1996, t. II, pp. 288-289): «Si l’arc-en-ciel est un signe qu’il n’y aura plus de déluge» (De arcu nubium qui dicitur iris utrum sit signum diluvii non futuri). L’affirmation de Gn 9, 13 s’oppose à ce qu’enseignent la science et l’observation de la nature. La réponse du maître est que dans ce qui est dit dans l’Ancien Testament il faut observer d’abord la vérité littérale. «Mais parce que l’Ancien Testament est une figure du Nouveau, souvent y sont produites des affirmations telles  que la manière même de s’exprimer désigne quelque chose d’une manière figurative.» Je laisserai de côté la discussion sur l’arc-en-ciel (qui justifie l’affirmation de la Genèse) pour le tout dernier argument: «L’Écriture sainte fait usage d’une telle façon de parler parce que par l’arc-en-ciel est signifié le Christ, par lequel nous sommes protégés du déluge spirituel.» Même si le mot n’apparaît nulle part, nous sommes bien ici dans une interprétation allégorique. On en est surpris – même si toute une tradition développe cette allégorie[16]. Pourquoi cette petite phrase à la fin de considérations scientifiques sur la pluie, la vapeur qui monte du sol et les effets du soleil? Pour accompagner le propos d’un message «religieux» ou pour reprendre la suggestion d’un auditeur? Ce contre-exemple me paraît d’autant plus troublant que la démonstration se suffisait à elle-même. Serait-ce une illustration de l’affirmation sur le caractère «figuratif» de certains passages de l’Ancien Testament? Affirmation qui, elle non plus, ne paraît pas adéquate, à moins que le problème de la vérité de Gn 9, 13 n’ait été posé d’une manière aiguë[17].

On peut inférer de ces considérations que l’allégorie n’a pas une grande place dans la réflexion herméneutique de Thomas – surtout si l’on fait abstraction de ce qui est devenu quasiment un dogme, les quatre sens. Dominent davantage les thèmes de la signification des voces et des res et surtout de la complexité du sens littéral, qui inclut donc tous les développements théologiques, objet principal de la recherche exégétique de Thomas.

 

 

Le travail d’exégèse

 

À la lueur de ces considérations herméneutiques, nous examinerons maintenant le travail d’exégèse de saint Thomas, en nous limitant à l’Ancien Testament – la perspective étant autre pour le Nouveau Testament. Nous pouvons laisser de côté les commentaires d’Isaïe (1251-1252) et de Job (1263-1265): dans les deux cas, Thomas affirme son intention de se limiter à la lettre et ni le terme d’allégorie ni la procédure correspondante n’y apparaissent[18]. Bien entendu, l’application des prophéties (d’Isaïe et de tous les prophètes) au Christ est de l’ordre de la lettre. Il est intéressant de constater que Thomas à la fois situe les événements dans leur contexte historique et réfute les objections des juifs: celles-ci ne concernent pas tant l’interprétation historique que le fait que les promesses ne sont pas réalisées avec la venue du Christ. Il suffit de prendre en exemple la prophétie la plus connue, Is 7, 14: tout le contexte est expliqué, dans le commentaire des v. 1-9 et 17-19 (Thomas d’Aquin, 1974, pp. 54-56). Le problème est de savoir à quoi se rapporte le signe décrit aux v. 14-16; Thomas résume l’argumentation des juifs: 5 objections ancrées aussi bien dans l’interprétation historique (Ezéchias, le fils d’Isaïe) que dans la perspective messianique (les promesses ne sont pas réalisées). Les réponses de Thomas sont un niveau de la lettre, à aucun moment il n’y utilisation de procédures allégoriques.

Pour le Commentaire de Job, Thomas affirme très précisément vouloir s’en tenir à la seule lettre, les «mystères» ayant déjà été exposés par Grégoire le Grand; il se livre en effet à une exégèse littérale incluant les thèmes théologiques. Du reste, en commentant le chapitre 1, il précise bien que cette approche théologique est littérale:

 

Pour que l’on ne pense pas que les adversités des justes se font sans la providence divine et que l’on estime pour cela que les affaires humaines ne sont pas sujettes à la providence, ‹l’auteur› montre d’abord comment Dieu a soin des affaires humaines et les organise. Cela est exposé d’une manière symbolique et avec des énigmes (symbolice et sub aenigmate) selon l’habitude de l’Écriture sainte, qui décrit les choses spirituelles sous la figure des choses matérielles… Et, bien que les sujets spirituels soient exposés sous la figure des choses matérielles, ce qui vise les choses spirituelles au moyen de figures sensibles ne concerne pas le sens mystique mais le sens littéral, parce que le sens littéral est ce qui est d’abord visé par les mots, soit au sens propre soit au sens figuré. (Thomas d’Aquin, 1965, p. 7)

 

On retrouve les grandes lignes de l’herméneutique thomasienne: l’utilisation d’un langage symbolique et poétique appartient au sens littéral, propre ou figuré. On voit encore comment la pensée pseudo-dionysienne irrigue la réflexion de saint Thomas.

Avec le commentaire des Psaumes (1272-1273), la perspective est différente[19]. On se trouve sur deux plans. Il est question de David, comme on le voit bien dans le prologue[20], avec notamment les considérations sur la troisième division: les cinquante premiers psaumes concernent les persécutions subies par David, de la part de personnes déterminées (Absalom, Saül)  et de tout le peuple. Mais ces mêmes textes signifient (per hoc significatur) «la persécution que les saints endurent…; comme le Christ a souffert de la part de Judas et de la part des juifs». Thomas rappelle la condamnation par le concile de Constantinople (553) de l’exégèse de Théodore de Mopsueste qui soutenait que «dans l’Écriture sainte et les prophéties, il n’est rien dit expressément au sujet du Christ mais qu’on lui a appliqué (adaptaverunt) d’autres choses», et il donne en exemple Ps 21, 19, qui se rapporte de manière littérale à David[21]. Thomas cite une règle qu’il attribue à saint Jérôme: les faits doivent être exposés comme une figure du Christ ou de l’Église[22], appuyée par 1 Co 10, 11. A priori, on est dans un processus d’interprétation allégorique, bien que Thomas n’utilise pas ce mot. Mais le commentaire même du psaume 21, qui commence par rappeler que les psaumes de la troisième décade parlent «de la persécution que David eut à subir de la part du peuple tout entier, qui le rejeta sur l’ordre de Saül[23]», affirme aussitôt après qu’il faut exposer ce psaume en référence au Christ et que c’est précisément son sens littéral[24]. En effet, «il arrive parfois que l’on présente certaines choses concernant le Christ qui échappent aux limites de l’histoire (quandoque ponuntur aliqua quae ad Christum pertinent, quae excedunt quasi virtutem historiarum)». Nous ne sommes donc pas dans une interprétation allégorique – la référence au principe mis sous le nom de Jérôme est trompeuse dans la mesure où il ne s’agit pas de figures du Christ mais bien de réalités, de la même catégorie que les prophéties appliquées au Christ. La difficulté est considérable, puisque les faits mentionnés dans les Psaumes concernent David, personnage réel, tout autant que le Christ; mais il ne semble pas qu’on puisse parler d’un «saut herméneutique»; on a des textes qui parlent de David et du Christ. Une telle interprétation n’est pas allégorique mais suppose la permanence d’un langage qui transcende l’histoire, sans abolir aucun de ses aspects.

Le Cantique des Cantiques pose aussi un problème particulier mais nous fait demeurer dans le champ du langage[25].  Depuis les premiers siècles, il fait l’objet d’une interprétation spirituelle, tant chez les juifs que chez les chrétiens, la bien-aimée étant la communauté (Synagogue ou Église) ou bien l’âme ou bien Marie, interprétation spirituelle qui semble justifier la place de cette poésie d’amour dans le canon scripturaire[26]. Faut-il identifier là une interprétation allégorique et tropologique? Plusieurs auteurs médiévaux (et contemporains) caractérisent leur exégèse comme allégorie ou tropologie. Cela me paraît poser problème et, ici encore, Thomas d’Aquin propose des options stimulantes. Je m’aiderai du beau livre de Serge-Thomas Bonino (2017), en observant d’abord qu’il n’emploie qu’exceptionnellement le terme d’allégorie (et pas à propos de saint Thomas). Il y est question du «Christ en sa beauté», de «l’Église, épouse sans tache ni ride», de «la Vierge Marie, tout belle et sans tache» et de «l’âme fidèle». À aucun moment les procédures habituelles de l’exégèse allégorique ne sont exploitées (sinon dans les textes que copie Thomas, notamment d’Origène). Si l’on part du point fondamental de l’allégorie chrétienne, existence réelle de la «figure» et de ce qui est figuré (Isaac/le Christ), on aboutit à une impasse (à moins de réduire considérablement la portée du Cantique, par exemple en partant du fait qu’il parlerait de Salomon et de l’une de ses épouses). Il semble qu’il faille prendre le Cantique comme un poème d’amour, exprimant l’amour dans toutes ses dimensions et donc exprimant aussi le lien qui unit Dieu à sa communauté et celui qui unit le fidèle à Dieu. Chez Thomas, la manière dont il décrit le Christ en sa beauté à l’aide d’images du Cantique est remarquable et le Cantique apparaît avant tout comme un moyen d’expression, ancré dans l’amour humain et de la sorte susceptible de mener par la main (la manuductio dont parle Thomas après le pseudo-Denys) le fidèle. Tous les textes cités par Bonino illustrent cela; Thomas n’a pas commenté le Cantique mais y trouve un répertoire parfait pour exprimer cet amour à la fois transcendant et ancré dans une dimension humaine.

Il semble ainsi que saint Thomas manifeste une certaine défiance vis-à-vis de l’allégorie. Bien entendu, il serait exagéré de dire qu’il l’ignore ou n’en fait pas usage: on en trouve même  dans les commentaires des épîtres pauliniennes. Mais ce qui paraît caractéristique est l’attachement au sens littéral, une lettre qui comporte toutes les dimensions que lui a données l’exégèse médiévale, tant dans la forme (avec le symbole ou la métaphore) que dans le fond (avec le questionnement théologique). De la sorte, l’exégèse de Thomas d’Aquin parle aux lecteurs de notre temps et elle justifie l’admiration que nous pouvons porter au Docteur angélique. Reste une question, majeure, qu’il faudrait approfondir dans une autre étude: que devient le «saut herméneutique» dans cette exégèse? Il paraît consubstantiel à l’exégèse chrétienne, surtout si elle se réclame de l’opposition paulinienne entre lettre et esprit.

 

Références

 

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[1]  Voir les ouvrages classiques de Spicq (1944), Smalley (1983), ainsi que Dahan (1999 et 2000). Plus spécifiquement, Torrance (1962).

 

[2]  Par exemple, le chapitre 37 de la Genèse, ms. Paris, BnF lat. 365: l’explication littérale (qui intègre les questiones, signalées en marge par questio) s’étend du fol. 233va au fol. 237va, où commence l’interprétation spirituelle, notée mistice en marge (jusqu’au fol. 239ra).

 

[3]  Voir de Lubac (1964, pp. 285-302); Arias Reyero (1971); Aillet (1993); Roszak & Vijgen (2015).

 

[4]  Pour la datation des œuvres de Thomas d’Aquin, je suis les conclusions de Torrell (2015).

 

[5]  Voir Oliva (Ed.) (2006, pp. 303-340).

 

[6]  Chenu (1969). Voir également mon étude sous presse.

 

[7]  Cf. la fin de l’article, Oliva (2006, p. 331-332): «Ad tertium dicendum quod poetica scientia est de hiis que propter defectum ueritatis non possunt a ratione capi: unde oportet quod quasi quibusdam similitudinibus ratio seducatur. Theologia autem est de hiis que sunt supra rationem. Et ideo modus symbolicus utrique communis est, cum neutra rationi proportionetur.»

 

[8]  Thomas d’Aquin (1996), t. I, pp. 27-32; trad. fr. Dahan (2009), pp. 67-79.

 

[9]  Sur la métaphore Dahan (1992); Venard (2015).

 

[10]  Voir Lausberg (1960), § 895-901, t. I, p 441-445. Voir également les définitions médiévales, dans Dahan (2005). Voir la définition que donne Huguccio de Pise (2004), dans ses Derivationes, p. 42, dans la notice Allon: «… ab allon et logos, quod est sermo, vel gore, quod est dicere, hec allegoria, idest alieniloquium, cum aliud sonat et aliud intelligitur. Et sunt species vii: yronia, antifrasis, enigma, carientismos, paroemia, sarcasmos, astismos.»

 

[11]  Augustin, De doctrina christiana I, ii, 2; Pierre Lombard (1971), Sententiae, lib. I, dist. 1, c. 1, p. 55.

 

[12]  À titre comparatif, on peut citer le commentaire de Nicolas de Gorran, ms. BnF lat. 14443, fol. 23rb-va: «Que sunt per allegoriam dicta, id est per sensum alium siue alienum; aleos idem est quod alienum, gogos ductio, quasi ducens in alienum sensum ab eo quod pretendit secundum litteram. Et nota quod hystoria dicit quid factum; moralitas quid faciendum; allegoria quid credendum, sed an<a>gogia quid appetendum [exemple de Jérusalem] Et hic est modus quadruplex expositionis sacre scripture, et hoc est quod dicit Augustinus li. i. super Gen. In scripturis intueri oportet queque ibi eterna intimantur, que facta narrentur, que futura pronuncientur, que agenda precipiantur uel moneantur.» […] Fol. 23vb: «Sed hoc non uidetur uerum ad litteram, quod mons Syna ipsi Ierusalem coniungatur. Propter hoc glossa exponit hoc tantum allegorice. Sed que est illa allegoria que super hystoriam non fundatur? omnino uidetur uana.»

 

[13]  Cf. la traduction de Théodore de Bèze: Haec autem omnia typice eveniebant eis.

 

[14]  Les éditeurs indiquent He 7, 19 mais cela ne correspond pas. L’idée figure à plusieurs reprises dans l’épître, notamment au ch. 7.

 

[15]  On pourra consulter l’appendice «S. Thomas et le problème des sens de l’Écriture», dans Thomas d’Aquin (1968), p. 148-154, qui contient des renseignements intéressants mais n’ose s’affranchir de la position du P. de Lubac, lequel ne perçoit pas les changements opérés par saint Thomas.

 

[16]  Voir Guillaume d’Alton, ms. Paris, BnF lat. 526, fol. 18vb: «Archus est Chrustus uel prelatus habens rigorem iusticie»; Étienne Langton [20] = arcus est sacra scriptura; Hugues de Saint-Cher (1645), t. I, fol. 13va: «Arcus iste Christus est» (après un long développement sur arcus = scriptura sacra, qui est l’interprétation la plus courante; cf. Étienne Langton, ms. Paris, BnF lat. 355, fol. 17v°).

 

[17]  Glorieux (1925-1935) indique trois quodlibets contenant cette question, mais ils sont postérieurs à celui de Thomas (Hervé Nédellec, Pierre d’Auvergne, Jean de Naples, Roger Marston et un anonyme du ms. de Dôle 81).

 

[18]  De même pour le commentaire de Jérémie, dont Torrell (2015) soulignait le manque d’intérêt.

 

[19]  Voir Roszak (2012, pp. 749-769).

 

[20]  Stroobant de Saint-Éloy (2004), p. 33-39 (prologue). Pour le texte, j’utilise Thomas d’Aquin (1857), prologue des Ps, p. 145-148.

 

[21]  Éd. de Naples, p. 147; trad. fr. p. 37.

 

[22]  Stroobant de Saint-Éloy (2004) renvoie au prologue du commentaire d’Osée; mais cette règle n’y figure pas.

 

[23]  Trad. fr., p. 256; éd. de Naples, p. 229.

 

[24]  Trad. fr., ibid. éd. de Naples, p. 221: «et inter alia specialiter [éd. spiritualiter] iste psalmus agit de passione Christi, et ideo hic est eius sensus litteralis.»

 

[25]  Rappelons que Thomas n’a pas commenté le Ct mais qu’il le cite en de nombreuses occasions.

 

[26]  Voir notamment Pelletier (1989); Murphy (1990); Astel (1990); Matter (1990); Dahan (2008).