Cuaderno de Ciencias Humanas 4 (junio 2024) 13-35
Le tournant théologique de la pensée
de Charles Taylor
El giro teológico del pensamiento de Charles Taylor
Jean Grondin
Université de Montreal
jean.grondin@umontreal.ca
ORCID: https://orcid.org/0000-0002-3397-3525
Résumé: La conclusion de Sources of the Self
laisse entendre, assez discrètement, que le
potentiel dune perspective théiste est incom-
parablement plus grand que celui dun huma-
nisme exclusif si l’on veut rendre compte de
nos sources morales et de notre sens du Bien.
Charles Taylor soutient, en eet, que l’hu-
manisme naturaliste, assez dominant dans le
monde universitaire et médiatique, serait dé-
cient à cet égard. C’est une thèse qui sera ar-
mée avec plus de vigueur encore dans la confé-
rence de Dayton, « A Catholic Modernity? »
(1996) et dans A Secular Age (2007), dans ce
quon appellera ici le tournant théologique de
sa phénoménologie. Taylor a alors de plus en
plus mis en question le mythe de la « raison
seule», censément capable de convaincre des
penseurs honnêtes quels que soient leurs en-
gagements métaphysiques ou théologiques,
principe auquel il sétait tenu dans son œuvre
jusqu’à Sources of the Self. En conclusion,
quelques-uns des grands traits de la théologie
et de la spiritualité de Taylor seront présentés
et discutés.
Mots clés: je, modernité, transcendance, hu-
manisme, éthique.
Resumen: La conclusión de Las fuentes del
yo deja entender, discretamente, que el po-
tencial de una perspectiva deísta es incom-
parablemente más grande que la de un hu-
manismo exclusivo si queremos dar cuentas
de nuestras fuentes morales y de nuestro
sentido del Bien. Charles Taylor sostiene, en
efecto, que el humanismo naturalista, domi-
nante en el mundo universitario y mediáti-
co, sería deciente para ello. Esta es una tesis
que será conrmada con más vigor aún en
la conferencia de Dayton, «¿Una moderni-
dad católica?» (1996) y en Una edad secu-
lar (2007), en lo que se llamará aquí el giro
teológico de su fenomenología. Taylor ha
cuestionado, entonces cada más el mito de
la «razón sola», en teoría, capaz de conven-
cer a los pensadores honestos, sea cuales
sean sus compromisos metafísicos o teoló-
gicos, principio en el que se ha sostenido su
obra hasta «Las fuentes del yo». En conclu-
sión, algunas de las grandes características
de la teología y de la espiritualidad de Taylor
serán presentadas y discutidas en el texto.
Palabras clave: yo, modernidad, trascen-
dencia, humanismo, ética.
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Jean Grondin
We all–believers and unbelievers alike–
spend a lot of energy resisting God.
Charles Taylor1
Je ne sais pas tout ce que Charles Taylor doit au Québec, mais je sais que le
Canada et le Québec lui doivent une reconnaissance innie, pour son œuvre,
ses idées et leur rayonnement inouïs. M. Taylor est, de loin, le plus grand philo-
sophe de stature internationale que le Québec ait jamais produit. Le seul autre
philosophe de stature internationale auquel on pourrait penser serait probable-
ment Bernard Lonergan (1904-1984) qui a ceci de distinctif qu’il est peu connu
et que ceux qui le connaissent ne savent pas toujours qu’il est né au Québec (à
Buckingham). Comme Charles Taylor, il a reçu sa première éducation à Mon-
tréal, où il a plus tard aussi enseigné à partir de 1930 avant de poursuivre ses
études de théologie à l’Université Grégorienne de Rome et devenir prêtre jé-
suite en 1936. Il est revenu enseigner à Montréal, au Collège de l’Immaculée
Conception, en 1940, avant de poursuivre sa carrière à l’Université de Toronto,
à la Grégorienne et à Boston College, où il a enseigné pour quelques années
en même temps que Hans-Georg Gadamer. J’évoquerai un dernier lien entre
le Père Lonergan et Charles Taylor: les deux se sont beaucoup intéressés au
thème de la compréhension (lœuvre maîtresse de Lonergan s’intitule Insight)
et à la philosophie de la religion. Il y aurait dautres liens à approfondir entre les
deux – je ne sais pas s’ils se sont jamais rencontrés, jespère que oui2 –, mais je
me concentrerai ici sur la philosophie de la religion du professeur Taylor.
Les origines chrétiennes de la pensée de Taylor
S’agissant du rapport de Charles Taylor à la philosophie de la religion, je
suis tenté dutiliser une des plus belles phrases des Confessions d’Augustin:
1
Charles Taylor, «Concluding Reections and Comments», in A Catholic Modernity? Charles
Taylors Marianist Award Lecture. With Responses by William M. Shea, Rosemary Luling Haugh-
ton, George Marsden, Jean Bethke Elshtain, edited and with an Introduction by James L. He,
New York, Oxford University Press, 1999, p. 124.
2
Voir l’importante référence à l’œuvre de Lonergan dans Charles Taylor, «Overcoming Mod-
ern Epistemology», dans Faithful Reading: New Essays in eology in Honour of Fergus Kerr,
OP, edited by Simon Oliver, Karen Kilby, omas O’Loughlin, London, Bloomsbury, 2014,
p. 43. Je remercie M. Guillaume St-Laurent de laide documentaire qu’il ma donnée dans la
préparation de ce texte.
15
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«sero te amavi, Pulchritudo tam antiqua et tam nova, sero te amavi»; «tard
je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je t’ai aimée»3. C’est que
Charles Taylor nen est venu à la philosophie de la religion quassez tard dans
son itinéraire et après de longs détours, mais quand il la fait, il la aimée de
tout son être et la profondément enrichie.
Certes, la religion a fait partie de sa toute première formation, laquelle est
toujours la plus forte, puisqu’il a bénécié dans son enfance, comme ce fut le
cas de 99,9999 pour cent des êtres humains au cours de l’histoire, dune édu-
cation religieuse: son père était protestant, mais sa mère, Simone Beaubien,
catholique4. Les mères et les femmes ayant, comme chacun sait, une longueur
davance en matière de religion, cest dans la foi catholique que Charles Taylor
fut baptisé. Dans son discours de Kyoto de 2008, il se souvient d’un sentiment
ou dune vision qui laurait saisi et qui aura été déterminant pour son chemin
de pensée: très jeune, il dit avoir été transporté par «a sense of longing for
a place full of marvels», «une aspiration à un espace plein de merveilles»5.
Il nest pas rare quun enfant rêve dun monde de merveilles, mais dans son
cas cette aspiration a donné lieu à une vocation philosophique forte axée sur
la recherche de plénitude (qu’il me soit encore une fois permis de penser
ici à Augustin). Devenu adolescent, avoue-t-il encore dans son discours de
Kyoto, «ce sens dun espace supérieur était lié à Dieu et à la transformation
possible des êtres humains». «Comment», ajoutait-il, «comprendre les êtres
humains et la vie humaine dune manière qui puisse montrer doù vient ce
sens dun lieu supérieur et ce qu’il signie?»6. On peut dire que ce leitmotiv
fut létoile de sa pensée et dautant que c’est lui-même qui le présente de cette
façon dans son discours autobiographique de 2008.
3
Confessions 10.XXVII.38; Les Confessions. Œuvres de saint Augustin, tome 14, livres VIII-
XIII, traduction de E. Tréhorel et G. Bouissou, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 208-209.
4
Adam Begley, «e Mensch of Montreal. Charles Taylors Authentically Ethical Life», in
Lingua Franca, May/June 1993, p. 41.
5
Charles Taylor, «What Drove me to Philosophy?», e 2008 Kyoto Prize Commemorative
Lecture: Arts and Philosophy, Inamori Foundation, 2008, p. 1.
6
«What Drove me to Philosophy?», p. 1: «Later in adolescence I began to have a sense of this
higher place as linked with God, and with a possible transformation of human beings. But the ini-
tial moment remained a determining one for me. How to understand human beings and human
life, in a way which can show where [je corrige «what» dans le texte cité] this sense of a “higher
place” comes from, and what it means?»
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Dieu a donc toujours été présent dans litinéraire spirituel de Charles Tay-
lor et présent depuis le début (Herkun bleibt stets Zukun, «l’origine de-
meure toujours avenir», ce mot de Heidegger sera donc aussi vrai dans son
cas7). Seulement, Dieu sest pour un certain temps un peu, sinon totalement
éclipsé de lœuvre publique de Taylor (un autre parallèle avec Augustin pour-
rait être ici tracé). Son aspiration à un lieu supérieur l’a d’abord amené à étu-
dier lhistoire à McGill, puis la science politique, contribuant aussi, dit-il, à
son engagement politique8. Brillant étudiant, il a reçu une bourse Rhodes qui
la amené à poursuivre ses études à Oxford, où il voulait suivre la formation
classique en « PPE», Philosophy, Political Science and Economy. C’est alors
seulement quil semble en être venu à la philosophie. Il rappelle cependant
toujours9 à quel point il fut déçu par les positions de ses maîtres qu’il jugeait
trop réductionnistes et behavioristes, même s’il en eut de très grands, dont
Isaiah Berlin, Anscombe et Austin. Leur empirisme humien le faisait, dit-il,
«hurler de rage»10. La libération lui est venue quand un ami (on aimerait
bien savoir lequel) lui a providentiellement rapporté de Paris la Phénomé-
nologie de la perception de Merleau-Ponty. Ce fut certainement lHortensius
dans la vie du jeune Charles Taylor qui sest aussitôt reconnu dans cette phé-
noménologie incarnée qui lui a permis de se libérer du sommeil naturaliste
de ses professeurs11. Il est dailleurs remarquable dobserver que le livre de
Merleau-Ponty soit le tout premier livre qu’il ait choisi de discuter dans ses
Entretiens avec Jonathan Guilbault (2015) dans lesquels il fut invité à présen-
ter les cinq livres qui furent les plus déterminants pour son itinéraire de foi.
Cela est remarquable parce que louvrage de Merleau-Ponty nest pas du tout
7
M. Heidegger, Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske, 1959, p. 96: «Ohne diese theolo-
gische Herkun wäre ich nie auf den Weg des Denkens gelangt. Herkun aber bleibt stets Zukun
»; trad. fr.: Acheminement vers la parole, Paris, Tel-Gallimard, 1981, p. 95: «Sans cette pro-
venance théologique, je ne serais jamais arrivé sur le chemin de la pensée. Provenance est
toujours avenir». La première partie, moins souvent citée, de cette déclaration nest pas moins
lourde de sens que la seconde: sans cette origine théologique, Heidegger nen serait pas venu au
chemin de la pensée. Cela pourrait aussi être vrai de Charles Taylor.
8
«What Drove me to Philosophy?», p. 2: «At rst, I studied history. is seemed the best way.
en I became involved in politics; in the ways that politics could transform human life.»
9
Charles Taylor, Les avenues de la foi. Entretiens avec Jonathan Guilbault, Montréal, Novalis,
2015, p. 16.
10
Ibid., p. 17.
11
Ibid., p. 18.
17
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connu pour ses positions théologiques, bien au contraire!12 Taylor ne sen sera
pas moins reconnu dans une anthropologie qui faisait droit à l’insertion de
la compréhension humaine dans un cadre plus vaste danticipations qui te-
naient compte des aspirations secrètes de la nature humaine13. C’est une thèse
herméneutique comparable qu’il retrouverait dans Être et temps de Heideg-
ger14 et plus tard (sero…) chez Gadamer et Ricœur.
Penser à contre-courant
À lépoque, celle de ses études doctorales, Taylor navait sans doute pas
encore tous les moyens pour développer une anthropologie chevillée à la
quête humaine dun bien supérieur. Sa thèse doctorale (e Explanation of
Behaviour) fut plutôt une destruction systématique du behaviorisme et du
naturalisme qui prévalaient à Oxford. Il y a toujours eu un aspect très réactif à
sa pensée. Cest dailleurs l’un des aspects que jadmire le plus dans son œuvre,
à savoir sa capacité de penser à contre-courant de la vulgate dominante. C’est
ce que lon appellerait en anglais son contrarian streak. On ne pourrait pas
dire en français son «esprit contrariant», ce serait un faux ami, mais on
pourrait parler de sa tendance à penser à contre-courant des évidences non
interrogées, dont son œuvre trace la généalogie et qu’elle met en question. Sa
12
Le choix des quatre autres ouvrages ne manque pas d’intérêt: les Poésies de Hölderlin, les
Fleurs du mal de Baudelaire, les Frères Karamazov de Dostoïevski et un livre du Frère Émile sur
l’œuvre du cardinal Congar, Fidèle à lavenir. À l’écoute du cardinal Congar. Il y a là trois œuvres
littéraires (qui ne sont donc pas philosophiques au sens que Taylor appelle étroit du terme;
voir infra), certes absolument classiques, mais dont lorientation théologique nest pas non plus
la plus évidente, mais ceux qui connaissent l’œuvre de Taylor savent leur importance pour la
perspective spirituelle de leur auteur. Quant au livre, beaucoup moins connu et qui venait alors
de paraître (2011), du Frère Émile, il témoigne en partie de son attachement à la communau
spirituelle et œcuménique de Taizé (voir Les avenues de la foi, p. 157). Il porte sur lœuvre d’un
théologien, Yves Congar, dont l’œuvre fut dabord considérée comme inorthodoxe, mais dont
les idées nirent par être reconnues lors du Concile de Vatican II.
13
Voir à ce sujet C Taylor, «Overcoming Modern Epistemology», p.59: «I remember going
from Oxford to Paris as a graduate student, in order to get a better hold of the philosophy of
Merleau-Ponty. I recall a short conversation on the steps of the Collège de France with a very
laïque Communist graduate student who asked me why Merleau’s anthropology interested
me.‘Parce que cest la conception biblique de l’homme’ was my reply.He looked stunned, ‘oui?
vraiment?’, and wandered o. No doubt I strengthened his vision of backward North Americans
far from the site of history’s forward march. But I still think I was on to something. »
14
Ibid., p. 20.
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pensée, ses engagements et sa biographie démontrent plusieurs facettes de ce
contrarian streak:
1/ Alors qu’il est courant dopposer, dans nos micro-débats politiques ca-
nado-québécois, les «deux solitudes», francophone et anglophone, Charles
Taylor a toujours eu le souci de les réconcilier et de les mettre en dialogue,
sans les fondre en une unité irénique, ce qui est aussi l’un des traits les plus
herméneutiques de sa pensée.
2/ Alors que ses principaux interlocuteurs sont la plupart du temps des phi-
losophes analytiques, souvent assez positivistes, ce sont surtout des aspects ins-
pirés de la philosophie plus européenne (Merleau-Ponty, Heidegger, Gadamer,
Ricœur, Herder, Hamann, Humboldt, Hegel) qu’il fait valoir contre eux.
3/ Mais cest dans son tournant marqué –ou son retour (car Zukun com-
porte toujours un élément de Herkun)– vers la philosophie de la religion
que cette capacité de penser à contre-courant mapparaît le plus prononcée et,
pour tout dire, la plus salutaire et la plus courageuse. Ce tournant est surtout
évident dans A Secular Age (2007) où Taylor accomplit au moins deux choses
«contrariantes» (sit venia verbo): dune part, il cherche à mettre en question
l’idée reçue selon laquelle la sécularisation, et la modernité, se caractériserait
par une sortie hors de la religion (ce qu’il appelle par ailleurs, ironiquement,
le mythe des Lumières); d’autre part, et de manière plus audacieuse encore,
il seorce de montrer en quoi un engagement religieux, comme le sien, peut
encore être défendu dans un environnement marqué par l’humanisme exclu-
sif ou athée, surtout en Occident.
Dans les deux cas, Taylor nage à contre-courant de l’intelligentsia univer-
sitaire et médiatique qui sest massivement détournée du thème et des espoirs
de la religion. Je ne suis pas sûr de connaître assez bien son œuvre pour com-
prendre les raisons de ce tournant, si, bien sûr, tournant il y eut (étant donné
que la religion fut présente dès le début dans son itinéraire). Il reste que cest
un sujet dont il na pas beaucoup parlé dans ses premiers écrits15. Son plus
15
Il y a, à ma connaissance, une seule exception à cette abstinence théologique chez le jeune
Taylor, l’article «Clericalism» qu’il a fait paraître dans la revue CrossCurrents, Fall 1960, vol.
10, n° 4, p. 327-336. Il y propose une critique sévère du cléricalisme inspirée des œuvres de
Congar, Chenu et de Lubac, qui étaient perçus comme des progressistes et qui étaient dès lors
critiqués par l’Église ocielle, mais dont les thèses triompheraient bientôt dans le Concile de
Vatican II. Taylor sen prend notamment à une conception de l’Église centrée sur le clergé et
ignorant l’apport des laïcs à la mission salvatrice du christianisme. C’est une Église quiétiste,
«immobiliste», qui tend à déconsidérer les questions temporelles, séculières et, partant, lenga-
19
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grand livre, après sa grande fresque historique de 1975 sur Hegel (qui était
lui-même un penseur théologique, même si cest un aspect qui nétait pas par-
ticulièrement mis en évidence dans son Hegel), fut Sources of the Self, où la re-
ligion napparaît à peu près pas. Il reste qu’elle fait une apparition appuyée, et
remarquée par certains (j’y reviens), dans les dernières pages du livre. Si cette
apparition tardive est appuyée, cest que, dans ces dernières pages, drama-
tiques, de son premier grand livre systématique, la question dune fondation
théiste est étroitement liée à la thèse centrale du livre, la question des sources
enfouies du «self» et de notre sens du Bien. Je naurai pas ici la cuistrerie
de résumer Sources of the Self en une seule thèse, mais lune de ses grandes
idées consiste certainement à rappeler que toute conception que nous avons
de nous-mêmes (of the Self) plonge ses racines dans des «sources», dont
les conceptions éthiques dominantes, trop instrumentales à ses yeux (parce
quobsédées par un besoin de «contrôle»), narrivent pas à rendre compte.
Ce sont ces sources – ces ressources aussi – qui sont indiquées par le titre
«Sources of the Self», sources qui sont aussi des «sources morales», comme
Taylor les appelle souvent. La question éthique fondamentale de Taylor nest
pas «que devons-nous faire?» ou «comment devons-nous nous compor-
ter? », questions dans lesquelles Taylor voit toujours une conception trop
instrumentale de la morale, mais «qu’est-ce qui nous pousse à faire le bien
ou à agir moralement?». Sa question est donc toujours celle du grand Bien,
de lidea tou agathou, en amont de tous les petits biens que nous pouvons
poursuivre. Dans les termes plus augustiniens de la Cité de Dieu, que Taylor
reprend dailleurs expressément, quel est le grand «amour» qui nous guide et
gement social des croyants et des laïcs pour se concentrer exclusivement sur le salut éternel de
l’âme. Selon cette conception clérico-centriste, la vie des humains serait comprise comme un
«examen» dans laquelle la performance des individus serait évaluée et pour laquelle ils rece-
vraient, ou non, une récompense céleste (p. 332). Taylor y dénonce une conception réductrice
de la mission ecclésiale qui oublie la vocation historique et eschatologique du catholicisme,
notamment la contribution qu’il peut apporter à lamélioration des conditions de vie dans le
monde «séculier». Dans ses entretiens avec J. Guilbault de 2015 (Les avenues de la foi, p. 119),
Taylor se souviendra avoir été déçu par le catholicisme qui prédominait au Québec dans les
années 1950 et qui «faisait du salut individuel lenjeu primordial de la vie de foi», oubliant l’en-
gagement social qui doit faire partie de la mission de l’Église. On peut voir dans cette résistance
à l’Église de son temps une autre manifestation de son «contrarian streak». Larticle que Taylor
a publié en 1960, alors qu’il navait que 29 ans, annonce ses positions plus tardives, mais il est,
toujours à ma connaissance, le seul de cette période à porter sur des enjeux plus théologiques.
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nous porte à faire le bien16? La conclusion de Sources of the Self laisse entendre
que l’humanisme exclusif, assez dominant dans nos sociétés, en tout cas dans
nos débats intellectuels (ce qui nest pas tout à fait la même chose), serait
fondamentalement décient (defective) parce qu’il narriverait pas à rendre
compte de ces sources morales.17 Sans une ouverture sur la transcendance,
soutient-il, il est impossible de reconnaître un sens à la sourance, à la mort
et à la vie dans son ensemble. Il dit souvent regretter que ce soit une question
qui, dans bien des milieux, ne soit pas du tout vue et dont la pertinence soit
même niée. Il y voit lune des grandes limites de léthique contemporaine.
C’est pourquoi Taylor décrit son travail comme en étant un de retrieval, de
redécouverte, dans laquelle on pourrait à la rigueur reconnaître la Wiederho-
lung heideggérienne, la répétition qui tire ces sources profondes de loubli,
mais surtout la «restauration» de la première herméneutique de Ricœur18
(enn libérée de ses connotations politiques indésirables).
C’est dans ce contexte précis qu’il souligne que sa position nest pas «neutre»
dans ces débats. Elle ne peut jamais lêtre et cette neutralité impossible est par
ailleurs lune de ses idées de fond. Sa conviction est, en eet, car il le dit en
toutes lettres, que le potentiel d’une «perspective théiste» est «incomparable-
ment plus grand» si l’on veut rendre compte de ces sources morales19. Or cest
précisément à ces sources théistes que tend à renoncer une certaine moder-
nité, particulièrement militante. L’intention avouée de Taylor est de mettre en
évidence le caractère décient du naturalisme moderne et de lathéisme bien-
pensant dans lesquels il voit des credos (creeds) dominants de notre époque, qui
16
Charles Taylor, «Concluding Reections and Comments», dans A Catholic Modernity? ed.
He, p. 121: «Augustine speaks explicitly of ‘two loves.’ Recognition that there is a dierence in
us between higher and lower, straight and crooked, or loving and self-absorbed desires opens an
intellectual space in which philosophy has a crucial role. I mean philosophy not in any narrow
disciplinary’ denition but as the attempt to articulate and dene the deepest and most general
features of some subject matter–here, our moral being
17
Sources of the Self, p. 518.
18
Sources of the Self, p. 520. Sur cette idée de retrieval, traduit par «restauration», voir C. Tay-
lor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, collection «Lessentiel», 1992, p.
92 (= e Malaise of Modernity, Toronto, Anansi Press, 1991, p. 72).
19
Sources of the Self, p. 518: «I do think naturalist humanism defective in these respects-or, pe-
rhaps better put, that great as the power of naturalist sources might be, the potential of a certain
theistic perspective is incomparably greater. Dostoyevsky has framed this perspective better than
I ever could here.»
21
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nissent par étouer et paralyser (stie) l’esprit20. Taylor espère redécouvrir cet
esprit en le «réarticulant», mais non sans lassocier étroitement à une perspec-
tive théiste «judéo-chrétienne», expressément réarmée dans les dernières
lignes de Sources of the Self21. Ses formulations peuvent paraître un peu hési-
tantes, mais comme il sagit des dernières lignes du livre, elles constituent en
même temps une forme de point dorgue, sinon une clef de voûte dans lécono-
mie de lœuvre. Taylor conclut en eet son livre en se rattachant à lespoir qu’il
trouve «implicite dans le théisme judéo-chrétien», notamment dans «dans sa
promesse centrale d’une armation divine de l’humain qui est plus totale que
tout ce que les humains pourraient espérer sans cette aide»22.
Mais, soupire-t-il à la n de son grand ouvrage, cest une thèse qu’il fau-
drait expliquer et justier dans un autre livre («but to explain this properly
would take another book»). On pourrait voir dans cet ultime aveu une for-
mulation un peu vague, sinon une forme de résignation («il faudrait un autre
livre, peut-être impossible, que lon ne peut attendre ici, etc., pour en rendre
compte…»), mais on pourrait aussi y avoir une allusion directe au grand
chantier de son prochain livre, A Secular Age (2007). Ainsi, des dernières
pages de Sources of the Self (1989) à A Secular Age (2007), la conséquence
serait bonne. Il reste quelle navait rien dévident, du moins pour les lecteurs
pressés, en 1989 (quelle année par ailleurs pour l’histoire du monde!) puisque
ce l conducteur théiste était un peu «caché», à la n du livre, dans lequel
il ne jouait, pourrait-on penser, qu’un rôle secondaire23, que lon pourrait
reléguer dans lordre, «non-scientique», des convictions personnelles de
lauteur et pour lesquelles Taylor naurait pas lui-même formulé darguments
décisifs (cela se discute, mais cest ce qu’il confesse lui-même24).
20
Sources of the Self, p. 520 (cest l’avant-dernière page du livre, extraordinairement puissante):
«e intuition which inspired it [sc. this study, à savoir Sources of the Self], which I have recur-
red to, is simply that we tend in our culture to stie the spirit. » L’intention du livre est rappelée
quelques lignes plus bas: «e intention of this work was one of retrieval, an attempt to recover
buried goods, through rearticulation–and thereby to make these sources again empower, to bring
the air back again in the half-collapsed lungs of the spirit.» Doù vient cette notion desprit? De
Hegel ou, plus directement, de l’Évangile?
21
Sources of the Self, p. 521.
22
Ibid.
23
Quand on relit le livre plus attentivement, on peut découvrir que cette orientation théolo-
gale aeurait déjà, discrètement toujours, dans les pages 241 et 342 de Sources of the Self.
24
Sources of the Self, p. 517: «Even though I have refrained (partly out of delicacy, but largely
out of lack of arguments) from answering them, the reader suspects that my hunch lies toward
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Pour le dire de manière un peu crue, en 1989, les convictions théologiques
fortes de Taylor demeuraient encore dans le placard (ce qui est un peu iro-
nique pour un livre qui insiste autant par ailleurs sur le caractère fondamen-
tal des évaluations fortes et des hyperbiens). Il faut dire quelles étaient peu
partagées, et ouvertement dénigrées, par la majorité de ses interlocuteurs
dans le champ de la philosophie contemporaine. Dans un tel contexte, assez
intimidant et asphyxiant (stiing) par ailleurs, il valait mieux se taire ou par-
ler à mots assez couverts quand on avait des convictions religieuses fortes,
comme cétait manifestement le cas de Taylor.
Le tournant de «A Catholic Modernity?» (1996)
Doù la question: quand et pourquoi le tournant théologique de la phéno-
ménologie de Taylor, conduisant à A Secular Age, s’est-il produit? À mon sens,
ce tournant sétait manifesté bien avant 2007, notamment dans une conférence
que Taylor a prononcée à l’Université de Dayton (en Ohio, donc un peu à lécart
des «grands centres»), le 25 janvier 1996, lorsquon lui a remis le Marianist
Award, le prix de lOrdre de la Société de Marie, qui honore les contributions
intellectuelles d’un penseur catholique. Il a alors prononcé une conférence au
titre étonnant «A Catholic Modernity?», mais dont le contenu est beaucoup
plus théologique que tout ce que lon peut lire dans Sources of the Self25.
Mon sentiment est que cette conférence et ce prix (relativement modeste
en comparaison des multiples récompenses qui ont honoré la carrière de M.
Taylor, de la Médaille dor du CRSH, dont il fut le premier lauréat en 2003, aux
prix Kluge, Kyoto, Tempelton et bien dautres, sans oublier le prix Hegel et le
prix Paul Ricœur) ont peut-être exercé un eet déclencheur qui lont amené à
se prononcer plus ouvertement sur les questions de religion et ses convictions
the armative, that I do think naturalist humanism defective in these respects-or, perhaps better
put, that great as the power of naturalistic sources might be, the potential of a certain theistic
perspective is incomparably greater.»
25
Le titre «A Catholic Modernity?» est certainement à double-sens parce qu’il évoque à la
fois 1/ lespoir que le catholicisme pourrait se moderniser (cela sest certainement produit avec
Vatican II), et 2/ l’idée que le catholicisme pourrait lui-même avoir des choses à apporter à la
modernité (ce qui est assurément la conviction de Taylor). Le point d’interrogation introduit
certes un élément d’incertitude (le catholicisme est-il capable de cette modernité et la moder-
nité est-elle capable de cette catholicité?), mais dans les deux cas on sent que lespoir de Taylor
est positif. Il dit souvent qu’il est optimiste de nature (Les avenues de la foi, p. 176).
23
Cuaderno de Ciencias Humanas 4 (junio 2024) 13-35
Le tournant théologique de la pensée de Charles Taylor
personnelles, donc dix ou onze ans avant A Secular Age. Au début de cette
conférence, il annonce dailleurs qu’il parlera de thèmes qui ont été au centre
(!) de ses soucis «depuis des décennies» (at the center of my concern for de-
cades), mais qui ne se seraient pas vraiment reétés dans son œuvre publiée
jusqualors à cause, explique-t-il, de «la nature du discours philosophique»,
tel quil le comprend en tout cas, «lequel doit seorcer de convaincre des
penseurs honnêtes quels que soient leurs engagements métaphysiques ou
théologiques» (je traduis librement: «which has to try to persuade honest
thinkers of any and all metaphysical or theological commitments)»26.
Ce faisant, ce disant, Taylor explique les raisons de son silence relatif
ou de son abstinence sur les questions de religion dans son œuvre publiée
jusqualors: il avait le sentiment qu’il fallait tenir ses convictions métaphy-
siques à lécart de toute argumentation rationnelle, les laisser dans le placard
en quelque sorte, car seuls les arguments de la blosse Vernun seraient en
mesure de convaincre tous les penseurs honnêtes. Or, il est remarquable d’ob-
server que ce soit précisément cet argument qui soit levé et mis en question
dans cette conférence, mais aussi dans plusieurs autres essais de Taylor qui,
dans la foulée de la conférence de Dayton, tailleront en pièces ce mythe de
la «raison seule», dont létude «Die blosse Vernun (Reason Alone)»27. Elle
met à mal l’idée dune raison qui pourrait développer des arguments aran-
chis de toute orientation théologique ou métaphysique. La raison en est bien
simple et, en vérité, présente depuis longtemps dans lœuvre de Taylor: toute
26
Charles Taylor, «A Catholic Modernity? », ed. He, p. 13; repris dans Dilemmas and Connec-
tions. Selected Essays, Cambridge/London, e Belknap Press of Harvard University Press, 2011,
p. 167. On n’y insiste pas toujours, mais cette mise entre parenthèses des convictions métaphy-
siques est aujourd’hui beaucoup moins contraignante pour les penseurs athées, lesquels hésitent
moins à acher èrement leurs convictions. Lair du temps les incite à le faire et ils en tirent
eectivement une certaine erté. Taylor, dans une de ses réexions les plus pénétrantes, soutient
d’ailleurs que ce sentiment de erté, si ce nest de «virilité», que suscite l’athéisme aché est
ici beaucoup plus déterminant, plus convaincant et plus enivrant que les arguments seulement
rationnels ou purement scientiques: le matérialisme exclusif renforcerait notre sentiment d’être
des «adultes» libérés des contes de fée de la petite enfance. Voir à cet égard A Secular Age,
Cambridge/London, e Belknap Press of Harvard University Press, 2007, p. 365; trad. fr. L’Âg e
séculier, Boréal, Montréal, 2011, p. 634: «Tout cela montre combien lattrait du matérialisme
scientique ne résidait pas tant dans la force de persuasion des découvertes particulières que
dans la position épistémologique qui le sous-tendait et les raisons éthiques qui le motivaient. Il
représente létape de la maturité, du courage, de la virilité, contre les peurs puériles et le sentimen-
talisme.» Voir aussi A Secular Age, p. 387 s., 550 s.; trad. fr. LÂge séculier, p. 669 s., 934 s.
27
Dans Dilemmas and Connections, p. 326-346.
24 Cuaderno de Ciencias Humanas 4 (junio 2024) 13-35
Jean Grondin
argumentation morale ou philosophique s’inscrit dans un sens plus vaste de
la plénitude ou du lieu supérieur auquel nous aspirerions tous.
On a un peu le sentiment que, dans cette conférence de 1996 (à lâge de
65 ans), Taylor se dit: «e hell with it!», ou «Bas les masques!», je vais
enn parler ouvertement de mes grandes convictions théologiques puisque
ce sont elles qui portent depuis toujours ma conception du Bien et de nos
sources morales. Je rappelle que Taylor le fait pour une raison de fond: sa
grande thèse est, en eet, que tous nos petits biens et nos normes morales
procèdent du pressentiment dun Bien plus vaste, lequel présuppose selon lui,
pour être cohérent et ecace, une perspective théiste. Or, dans cette confé-
rence de 1996, il discute, enn, de cet horizon théologique plus englobant,
qui sert d’assise à sa conception des sources de ce que nous sommes et de la
modernité elle-même.
Il est vrai que Taylor le fait dans un contexte assez catholique. Bien sûr.
Il venait de recevoir le Marianist Award et son auditoire, à Dayton, se com-
posait de penseurs religieux. Il nempêche, il a lui-même choisi de parler des
thèmes qui lavaient inspiré dans la théologie catholique (j’y reviens) et qui
sont essentiels à son anthropologie, ce qu’il nétait pas tenu de faire.
Cette conférence a donné lieu à des débats fascinants à Dayton puisque
quatre autres intervenants ont alors présenté des conférences sur la contribu-
tion de Taylor. Je nen évoquerai ici quune seule, celle de George Marsden28.
Marsden a, en eet, eu la perspicacité de remarquer, avant A Secular Age,
que Sources of the Self ne parlait que très pudiquement de ses propres sources
théistes et de reconnaître qu’elles occupaient néanmoins une place absolu-
ment capitale dans largumentation du livre puisquelles en formaient la clef
de voûte29. Or ce sont ces présupposés théologiques qui apparaîtraient enn
au grand jour dans «A Catholic Modernity?». Cest ce qui amène Marsden à
défendre l’idée, intéressante, que cet essai de 1996 pourrait constituer la véri-
table conclusion à Sources of the Self30. Si Taylor na pas été aussi explicite dans
son livre de 1989 que dans sa conférence de 1996, estime Marsden, c’était
pour ne pas aliéner ses lecteurs plus réservés (cest un euphémisme) eu égard
à toute référence théologique. Marsden félicite Taylor de sa franchise et en
28
George Marsden, «Matteo Ricci and the Prodigal Culture, in A Catholic Modernity? Charles
Taylor’s Marianist Award Lecture, ed. He p. 83-93.
29
G. Marsden, p. 88.
30
G. Marsden, p. 89.
25
Cuaderno de Ciencias Humanas 4 (junio 2024) 13-35
Le tournant théologique de la pensée de Charles Taylor
souligne l’importance dans nos débats intellectuels, trop dominés par lexclu-
sivisme de l’humanisme exclusif.
Il ne le dit pas tout à fait en ces termes, mais dans cette conférence, Taylor
sort bel et bien du placard a-théologique et ny retournera jamais plus.31 Pour
le dire dans les termes forts qui étaient déjà ceux de Sources of the Self et qui
seront repris avec plus d’insistance encore dans «A Catholic Modernity?»,
Taylor mettra de plus en plus ouvertement en lumière la «lobotomie spiri-
tuelle» qu’accomplit l’humanisme exclusif (et son double, lanti-humanisme
désabusé) quand il veut faire abstraction des sources spirituelles du Bien dans
notre civilisation32. Il cessera lui-même dêtre paralysé par cette spiritual lobo-
tomy. À mon sens, cest avec cette conférence de 1996, «A Catholic Moder-
nity?», que se serait mis en scène le tournant théologique de la phénoméno-
logie de Taylor. Cest sa conférence «Bas les masques!» ou «e hell with it».
Éléments de la théologie et de la spiritualité de Taylor
Je me contenterai de rappeler, en terminant, de quelle manière Taylor
s’inspire de manière originale, créatrice et parfois assez libre de thèmes et de
dogmes importants de la théologie chrétienne (et/ou catholique) pour parler
de ces sources théistes de sa pensée: la transcendance, la grâce, l’Incarnation,
l’imago Dei et sa conception de la sécularité.
1/ La transcendance. La première chose qui caractérise la conception taylo-
rienne du divin est son sens métaphysique très fort de la transcendance. Tay-
31 Taylor a bien compris la remarque de Marsden et lui répond dans ses «Concluding
Reections and Comments», p. 118: «Do we always have to dress our views in terms
already acceptable to the contemporary academy? Yes, we do a lot of that, obviously too
much. e reasons for that are many, including not very admirable ones to do with the
advantages (reputation, tenure, promotion) of conformity. Underlying all that is the
remarkable fact that academic culture in the Western World breathes an atmosphere
of unbelief. I say remarkable fact because perhaps we aren’t surprised enough by this
phenomenon, which is a feature of this important subculture in our civilization rather
than of the society in which it is set.» Il ajoute, de manière signicative: «Now the
deeper historical reasons for this are hard to dene and I wont try here (although this
is perhaps one of the most important intellectual tasks of our time).» L’une des plus
importantes tâches intellectuelles de notre temps! Ce nest pas rien.
32
Sources of the Self, p. 520 et A Catholic Modernity? ed. He, p. 19 (= Dilemmas and Connec-
tions, p. 172).
26 Cuaderno de Ciencias Humanas 4 (junio 2024) 13-35
Jean Grondin
lor y voit lune des grandes constantes des religions post-axiales: elles se dis-
tinguent selon lui par un sens du Bien qui va au-delà du seul épanouissement
humain (axé sur la paix, la santé, la prospérité, etc.) qui aurait surtout intéressé
les religions plus archaïques33. Selon la conviction forte de Taylor, nos aspira-
tions fondamentales ne se limitent pas au «human ourishing», à lépanouisse-
ment humain, celui que promeut encore aujourd’hui lhumanisme exclusif rivé
au cadre immanent. Il y a, pour Taylor, quelque chose au-delà de la vie (beyond
life) qu’il appelle la transcendance et qui nous permettrait darmer que «life
isn’t the whole story» ou que «our lives don’t totally end in our deaths»34. C’est
cette armation dun au-delà la vie qui permettrait de répondre au soupir de
la chanson de Peggy Lee, qui revient souvent dans son œuvre: «Is that all there
is?»35, leitmotiv qui tient un peu chez lui le rôle de la question «pourquoi y a-t-
il de l’être et non pas rien?» chez Leibniz ou Heidegger. Seulement: Taylor a-t-il
des raisons pour armer que that is not all there is, autrement dit pour justier
cette ouverture à la transcendance?
C’est une bonne question, à laquelle son œuvre me paraît répondre en au
moins deux temps:
Le premier élément, plus «négatif», de la réponse de Taylor consiste à dire
que sans cette ouverture à la transcendance, il est bien dicile, sinon impossible,
de reconnaître un sens à la sourance humaine, à la mort, mais aussi à larma-
tion de la dignité humaine et de nos sources morales elles-mêmes. La promo-
tion du cadre immanent et la célébration de l’ici-bas, qui forment le credo de la
modernité humaniste, ne constituent pas à ses yeux des instances motivantes
fortes, ni susantes. Elles appellent nécessairement contre elles la contre-ré-
action dun antihumanisme désillusionné, celui de Nietzsche ou de Baudelaire
qui sont des références récurrentes dans son œuvre et justement parce qu’ils dé-
noncent la vacuité des idéaux de lhumanisme moderne. On ne peut échapper
au cercle étouant du cadre immanent, répond Taylor, qui suit ici Dostoïevski,
quen sen remettant à la transcendance et en la laissant agir sur nous.
Le deuxième volet, plus «positif», de la réponse de Taylor consiste à sug-
gérer, témoignages de vie à l’appui, que la transcendance agit bel et bien sur
les êtres humains et qu’elle a eectivement inspiré des conversions fortes dans
33
Voir Dilemmas and Connections, p. 222.
34
A Catholic Modernity? ed. He, p. 20 (= Dilemmas and Connections, p. 173).
35
Voir par exemple Dilemmas and Connections, p. 255; A Secular Age, p. 311, 507; trad. fr. L’Â g e
séculier, p. 547, 864.
27
Cuaderno de Ciencias Humanas 4 (junio 2024) 13-35
Le tournant théologique de la pensée de Charles Taylor
leurs vies. Tout le dernier chapitre de A Secular Age sera d’ailleurs consacré à
ces itinéraires de conversion. Charles Taylor a lui-même manifestement été
inspiré par les Mère Teresa, les Nelson Mandela, les Jean Vanier, les Charles
Péguy, les Yves Congar de ce monde et des poètes comme Gerard Manley
Hopkins (1844-1889, dates qui en font le contemporain parfait de Nietzsche!)
qui ont témoigné de cette action transformatrice de Dieu sur eux. Leurs en-
gagements conrmeraient qu’il y a un ourishing, un épanouissement, qui
viendrait d’une source transcendante, spirituelle et non-matérielle.
On touche là un autre aspect important de la théologie de Taylor:
2/ Lappel et la grâce de Dieu. Tous les exemples de vie spirituelle engagée
quévoque Taylor témoignent de Dieu comme dun être qui nous appelle et
auquel nous résisterions très souvent. Le Dieu de Taylor nest pas un premier
moteur impassible, responsable de lordre cosmique, naturel, moral ou social,
ni un Dieu qui nous obligerait à suivre un code moral strict, c’est un Dieu qui
nous appelle à une transformation et qui nous invite à participer à son œuvre
d’amour, d’agapè. À cet égard, jai toujours été impressionné par l’assurance
avec laquelle Taylor parle d’un Dieu personnel qui nous appelle, qui nous
regarde36, qui nous invite à nous transformer, mais auquel nous résisterions
trop souvent, trop centrés que nous sommes sur notre propre petit ouri-
shing. Taylor me paraît ici marqué par une théologie de la grâce: cest toujours
Dieu qui nous appelle et nous répondons, ou non, à son appel. C’est une autre
des choses qu’il a apprises de Dostoïevski et qui explique lattention soutenue
qu’il lui a toujours portée37.
36
Les avenues de la foi. Entretiens avec Jonathan Guilbault, p. 40: «Et pour identier ce qui
cloche, je mouvre au regard quun Dieu d’amour peut avoir sur moi. Est-ce qu’il me scrute le
cœur et les reins? Je ne le sais pas. Mais il me regarde.»
37
Ibid., p. 135: «À la suite des romantiques, il [Dostoïevski] croit que l’appel divin passe par
bien des canaux, prend des formes multiples et est lobjet de réceptions diverses, certaines
adéquates, dautres non.» Cette lecture se situerait dans la continuité de l’enseignement per-
sonnel de Jésus, comme lexplique la suite de lentretien avec Jonathan Guilbault, p. 136: «À
mon avis, l’origine de lautorité du Christ venait du fait que les gens se sentaient personnelle-
ment interpellés par son enseignement. Au contraire de ceux dont lautorité découlait de leur
appartenance à une institution et qui sen tenaient aux généralités ou, au contraire, aux détails
de la Loi, Jésus avait une parole juste, au sens ‘d’ajusté à chacun et aux circonstances.» Pour
Taylor, cette interpellation est bel et bien un eet de la grâce, p. 141:«Certes, il sagit d’imiter
le Christ, dans le sens où le chrétien met ses pas dans les siens, se met à sa suite, porte sa croix,
etc. Cependant, il fait tout cela aidé de la grâce divine, propulsé par la conscience dêtre aimé
de toute éternité. La grâce et l’initiative primordiale de Dieu, voilà ce qui fonde la diérence
28 Cuaderno de Ciencias Humanas 4 (junio 2024) 13-35
Jean Grondin
Selon Taylor, cette grâce nest pas sélective, loin de là, elle sadresse à tous,
y compris aux incroyants, qui tous reçoivent et entendent cet appel, mais le
méconnaissent ou choisissent dy rester sourds: «Dans nos vies religieuses,
nous réagissons à une réalité transcendante. Nous en avons tous [je souligne]
une certaine intuition, qui émerge lorsque nous identions et reconnaissons
sous une certaine forme ce que jai appelé la plénitude et que nous cherchons
à latteindre. Les formes de plénitude reconnues par les humanistes exclusifs,
et dautres qui demeurent au sein du cadre immanent, sont donc une réponse
à une réalité transcendante, que ses tenants toutefois méconnaissent»38. Tous,
dit-il dans sa réponse aux intervenants de Dayton, «croyants comme in-
croyants, nous dépensons trop dénergie à résister à Dieu»39.
C’est une thèse forte que Taylor arme avec autant d’aisance naturelle que
de fréquence dans son œuvre, comme si elle était la donne première de son
expérience religieuse, voire de lexpérience religieuse tout court.40. Lune des
questions que lon pourrait se poser à propos de cette théologie de l’appel est
celle de savoir comment cette grâce se fait reconnaître. Qui ou quest-ce qui
nous dit que cest bien Dieu qui nous appelle et qu’il ne sagit pas dune auto-
suggestion de notre esprit? Comment sent-on ou ressent-on cette présence
de Dieu qu’il faut bien appeler, nolens volens, «mystique» puisqu’il y a là une
réalité spirituelle, surnaturelle, qui nous exhorte et nous saisit? J’entends bien
que, pour Taylor, on peut répondre à cet appel en suivant un exemple de vie
inspirant ou en sengageant pour une cause et qu’il ne doit pas nécessaire-
ment sagir d’une expérience extatique à la manière de sainte Térèse d’Avila,
entre la sequela Christi, c’est-à-dire le fait de suivre le Christ, et l’imitation dune personnalité
inspirante. Dostoïevski était tout à fait sensible au ‘miracle’ qu’est la charité.»
38
A Secular Age, p. 768; Lâge séculier, p. 1294.
39
«Concluding Reections and Comments», p. 124: «We all–believers and unbelievers alike–
spend a lot of energy resisting God». Lune des idées du présent essai est que Taylor a peut-être
lui-même longtemps résisté à cet appel à parler de Dieu dans son œuvre.
40
A Secular Age, p. 510: « In a way this whole book is an attempt to study the fate in the modern
west of religious faith in a strong sense. is strong sense I dene (…) by a double criterion: the be-
lief in transcendent reality, on one hand, and the connected aspiration to a transformation which
goes beyond ordinary human ourishing on the other»; Lâge séculier, p. 870: « En un sens, tout
ce livre est une tentative pour étudier le destin, dans lOccident moderne, de la foi religieuse
au sens fort. Ce sens fort correspond pour moi, je le répète, à un double critère: la croyance
dans une réalité transcendante d’un côté, et l’aspiration liée à une transformation qui dépasse
l’épanouissement humain dautre part». Cette aspiration à la transformation est toujours p-
sentée comme réponse à un appel qui nous précède et auquel nous résisterions trop souvent,
croyants comme incroyants.
29
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Le tournant théologique de la pensée de Charles Taylor
dAugustin ou de la conversion de Claudel, mais il reste que Taylor reconnaît
toujours dans cet engagement une réponse à un appel de Dieu. Comment
savoir que cest Dieu? Poser la question est-ce se fermer à cet appel?
Pour Taylor en tout cas, il ne semble pas y avoir de doute possible, Dieu
nous regarde et veut être avec nous:
4/ LIncarnation veut dire pour Taylor, comme c’est aussi le cas pour bien
dautres théologiens et philosophes, dont Gianni Vattimo, que Dieu veut être
avec nous: «Redemption happens through Incarnation, the Weaving of Gods
life into human lives»41. Le salut saccomplit par lIncarnation, c’est-à-dire le
«tissage» de Dieu dans les vies humaines (dont on comprend qu’il va dans
les deux sens du dialogue: cest aussi bien Dieu qui se tisse dans nos vies que
nous qui avons à œuvrer en ce sens). Dieu est amour et veut que nous partici-
pions à son courant damour (stream of agape). Ce serait la voie de notre salut
(redemption). On notera que Taylor nassocie pas l’Incarnation à quelque idée
dexpiation (atonement), au reste peu prisée des théologiens daujourdhui,
même si cette lecture de l’Incarnation fut celle qu’avait proposée lapôtre Paul.
L’ atonement se produirait plutôt chez Taylor, pour peu qu’il veuille conserver
cette idée, par le biais de la catholicité elle-même, cest-à-dire par larmation
«catholique» de la multiplicité des voies du salut (on peut penser ici au mes-
sage d’inclusion du pape François) et la reconnaissance de ce que ce salut ne
satteint pas seul, mais avec dautres, diérents de nous et dont les parcours
seraient tout autres (d’où aussi chez Taylor louverture à dautres formes de
spiritualité, dont l’hindouisme). C’est cette idée que nous nous eorcerions
dexprimer, bien inadéquatement, quand nous parlons de la Trinité: «Our
being in the image of God is also our standing among others in the stream of
love, which is that facet of Gods life we try to gasp, very inadequately, in spea-
king of the Trinity»42. On pourrait relever ici un autre trait de laugustinisme
de Taylor, sa tendance à trouver dans notre expérience humaine des traces
41
A Catholic Modernity? ed. He, p. 15 (= Dilemmas and Connections, p. 168). Lessai de 1960,
«Clericalism», s’inspirait déjà beaucoup du dogme de l’Incarnation, p. 334: «e point is that
it is part of the genius of Christianity as a doctrine of the Incarnation to spawn a humanism. » P.
335: «e Church therefore requires that there be a humanism, a conception of human life that
allows for the possibility of Incarnation, if its missionary eort is to penetrate modern society and
reach the millions that are now outside the Church. »
42
A Catholic Modernity? ed. He, p. 35 (= Dilemmas and Connections, p. 185).
30 Cuaderno de Ciencias Humanas 4 (junio 2024) 13-35
Jean Grondin
ou des vestigia de la Trinité qui nous aideraient à mieux la comprendre. D
aussi sa reprise du thème de limago Dei:
4/ La Genèse (1, 26) dit de l’homme qu’il a été créé à l’image et à la res-
semblance de Dieu, ce qui nest dit daucune autre créature dans le récit de la
création. Or, la Genèse ne dit pas en quoi nous aurions été faits à l’image de
Dieu. Les Pères de l’Église et les philosophes ont souvent voulu combler ce
silence en disant que cétait par sa raison ou son intellect, que l’homme serait
l’imago Dei. C’est une idée qu’ils ont empruntée à la métaphysique grecque.
Des penseurs de la Renaissance, comme Pic de la Mirandole, ont pensé, pour
leur part, que cétait surtout par son pouvoir créateur que l’homme aurait
été créé à l’image de Dieu. Charles Taylor a, de son côté, une interprétation
originale à proposer, en consonance avec sa philosophie plus sociale et poli-
tique: cest en partie par notre diversité que nous aurions été faits à l’image de
Dieu: «Human diversity is part of the way in which we are made in the image
of God»43. Nous sommes des êtres diérents les uns des autres et nous avons
besoin de ces êtres diérents de nous pour parvenir à la plénitude. Taylor
avoue toujours avoir été déçu par l’insistance du catholicisme de son enfance
sur le salut de lâme individuelle44. L’une de ses convictions personnelles les
plus vives, et elle sera à l’origine de son «communautarisme» dont on parle
tant, est que nous ne pouvons pas atteindre la plénitude ou le bonheur seuls.
C’est en cela que nous aurions été créés à l’image de Dieu.
Il ne sagit sans doute pas de la lecture la plus orthodoxe de limago Dei,
car on conçoit mal que la «diversité» humaine, qui est celle des cultures, des
époques, des tempéraments, des langues diérentes, des genres et des styles de
vie (etc.!), ait un réel équivalent dans la Trinité divine, dont les trois personnes
sont d’essence identique (homoousia) de toute éternité, mais elle correspond à
l’idée que Taylor se fait de ce que c’est que dêtre «catholique». «Catholique»
signie pour lui «universality through wholeness»45. Lexpression prégnante est
un peu dicile à traduire en français, mais on comprend que l’anglais de Taylor
veut retenir deux sens fondamentaux du katholou, l’universalité et l’«entièreté».
La wholeness, c’est, en eet, lentièreté (ou la totalité) doublée d’un élément de
43
A Catholic Modernity? ed. He, p. 15 (= Dilemmas and Connections, p. 168).
44
Les avenues de la foi, p. 119: «Il faut se replacer dans le Québec des années 1950: j’étais
confronté à un catholicisme faisant du salut individuel lenjeu primordial de la vie de foi.» Voir
aussi Les avenues de la foi, p. 123.
45
A Catholic Modernity? ed. He, p. 15 (= Dilemmas and Connections, p. 168).
31
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Le tournant théologique de la pensée de Charles Taylor
plénitude et dauthenticité. Le «génie du catholicisme» pour Taylor est d’avoir
compris, au moins idéalement car la réalité du catholicisme peut être diérente
(Taylor le reconnaît sans peine, ou peut-être avec un peu de «peine»), que
les êtres que nous sommes ne peuvent atteindre leur plénitude seuls et qu’ils
ont besoin d’autrui pour être eux-mêmes46. Lêtre humain ne peut vivre seul, il
a besoin des autres qui le complètent et laident à atteindre une certaine who-
leness, une authenticité. Voilà ce que reconnaîtrait, idéalement toujours, le ca-
tholicisme, qui aurait la clairvoyance de reconnaître qu’il y a plusieurs voies
conduisant à cette plénitude: la grâce sexprimerait par plusieurs canaux et de
plusieurs façons. Ce serait aussi le génie du catholicisme (du moins en principe)
que de les armer toutes.
On reconnaîtra là un élément bien connu de son anthropologie et de sa
philosophie politique, mais que Charles Taylor associe au catholicisme lui-
même. Doù la question que l’on pourrait se poser ici: est-ce que Taylor lit
le catholicisme à travers sa philosophie sociale ou développe-t-il sa philoso-
phie sociale à partir de son catholicisme? Bonne question pour les biographes
et les spécialistes de Taylor sans doute, mais je suis enclin à penser que ses
convictions catholiques sont probablement plus anciennes puisque Taylor dit
quelles ont été nourries par ses lectures théologiques de jeunesse47. L’itiné-
raire de Taylor conrmerait décidément le mot de Heidegger: Herkun bleibt
stets Zukun: l’origine est avenir.
Bien que Taylor nait parlé quassez tard (sero…) de ses convictions théo-
logiques, elles pourraient donc être plus anciennes. Il peut être important de
souligner que Taylor, dans sa jeune trentaine, a vécu lexpérience, inouïe pour
un catholique, de voir ses convictions théologiques et éthiques réalisées lors
du Concile de Vatican II (1962-65) qui a fait date, notamment par son ouver-
ture aux autres religions, à lengagement des laïcs, à la modernité et au monde
tout court, comme par sa réforme de la liturgie (passant du latin aux lan-
gues vernaculaires). Je pense que cest un événement «transformateur» dont
on ne saurait sous-estimer l’importance pour la pensée et l’œuvre de Taylor,
qui associe souvent laction de Dieu à une possibilité de transformation: il
montrait que son Église était en marche, à l’écoute de son temps et capable
46
Dilemmas and Connections, p. 168: «is is the oneness of diverse beings who come to see that
they cannot attain wholeness alone, that their complementarity is essential, rather than of beings
who come to accept that they are ultimately identical
47
Les avenues de la foi, p. 16, 155 s.
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Jean Grondin
dauto-critique. La plupart des catholiques nont pas eu la chance de vivre une
transformation aussi spectaculaire de leur Église.
La conception taylorienne de la catholicité entendue comme universalité
par la quête de plénitude et dauthenticité (on pourrait aussi dire à la rigueur:
la plénitude par luniversalité, wholeness through universality) sexprime enn
dans sa relecture de la modernité et de la sécularité qui est le thème majeur
de son œuvre:
5/ Une relecture théologique de la modernité. Le nouveau catholicisme de
Taylor en est un qui aspire à embrasser la modernité au lieu de la rejeter
en bloc, comme la parfois fait le catholicisme magistériel, du moins jusquà
Vatican II. La théorie de la sécularisation de Taylor est extraordinairement
subtile et, comme elle le mérite, souvent discutée. Or, ce qui me frappe en elle,
cest son caractère prodigieusement théologique, qui nest pas toujours bien re-
marqué, sans doute à cause de lanti-théologisme ambiant. C’est que, selon la
thèse que lon rencontre dans A Secular Age (2007) comme dans Dilemmas
and Connections (2011), lavènement de la modernité serait redevable dun
vaste mouvement de réforme spirituelle et morale qui aurait commencé vers
le 11e siècle et dont l’intention était de rendre la vie des dèles plus conforme
aux principes de l’Évangile. L’idée était que la moralité prônée par l’Évangile
devait se manifester dans la vie concrète des dèles. C’est ainsi que le souci
proprement chrétien dune moralisation de la vie et de la société dans son
ensemble aurait conduit de proche en proche à la montée en puissance d’une
conception de l’individu responsable de ses actions et à lautonomie d’un
«cadre immanent», dans lequel cette transformation aurait à se manifester48.
Lémergence de l’individu autonome et l’institution dun cadre immanent sont
pour Taylor deux des caractéristiques fondamentales de la modernité, mais
qui plongent selon lui leurs racines dans un souci chrétien de moralisation
(ou de «réforme»). Suivant leur propre dynamique, ces traits déterminants
48
Dans son «Aerword: Apologia Pro Libro Suo» (in Varieties of Secularism in a Secular Age,
edited by Michael Warner, Jonathan VanAntwerpen and Craig Calhoun, Cambridge, Harvard
University Press, 2010), p. 204 s, Taylor dira de lâge séculier qu’il aura été un «sous-produit»
accidentel de cette volonté de rendre la vie concrète des croyants plus conforme à l’Évangile:
« It came about as the by-product of an attempt to make over the lives of Christians, and their
social order, so as to make them conform thoroughly to the demands of the gospel. »Voir à ce
sujet mon étude «Charles Taylor a-t-il des raisons de croire à proposer? Grandeur et limites
d’une justication de loption métaphysique de la croyance par des enjeux éthiques », in Science
et Esprit, 64 2012, 248 s.
33
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Le tournant théologique de la pensée de Charles Taylor
de la modernité auraient cependant progressivement ni par se détacher de
leurs origines théologiques pour conduire à un humanisme exclusif et même
à un antihumanisme, celui des «contre-Lumières immanentes», désabusé
par la platitude de cet humanisme (Nietzsche). Il nest sans doute pas exagéré
de dire que c’est à cet humanisme exclusif et à lantihumanisme qu’il secrète
que Taylor souhaite réagir quand il réarme la nécessité (ou la crédibilité)
dune perspective spirituelle.
Taylor ne renie pas la modernité pour autant, loin de là, même s’il en sai-
sit mieux que dautres le «malaise». Lautonomie du cadre immanent et de
l’individu autonome (le «buered self», qui remplace le «embedded self» des
époques antérieures, à savoir le «soiporeux» inséré dans un cadre social,
cosmique et voué au bien humain) sont à ses yeux des acquis irrécusables
de la modernité qui auraient en plus le mérite (peu noté) de rendre possible
une forme épurée de religion, ou de dévotion, centrée sur laccueil de lappel
de Dieu à une transformation spirituelle. La modernité, née elle-même de
prémisses chrétiennes, mais dont elle aurait ni par saranchir, permettrait
ainsi à la religion dêtre enn elle-même. C’est une conception originale et
hautement subtile de la modernité, et de la religion, dont il serait téméraire de
dire qu’elle ait été universellement acceptée et même comprise dans toutes ses
ramications théologiques: létincelle qui a donné naissance à la modernité
serait ainsi née selon Taylor dun souci religieux (lespoir de réformer la vie
morale des chrétiens) et la modernité pourrait elle-même conduire à une pu-
rication de la religion, enn délivrée de son alliance délétère avec le monde
culturel et politique (suivant ce que Taylor appelle ses dispensations durkhei-
miennes). C’est cette religiosité, ou cette catholicité, qui pourrait avoir, selon
Taylor, des choses à apprendre à la modernité et la sauver de lécueil de lhu-
manisme exclusif. Cette conception taylorienne de la sécularité, qui mettait
en évidence ses sources et son aboutissement théologiques, était probable-
ment trop subtile pour les croisés de la modernité qui l’associent spontané-
ment à une liquidation de tout rapport à une réalité transcendante.
Conclusion
Avec son tournant théologique, Taylor a choisi de formuler plus ouverte-
ment ses positions métaphysiques, faisant ainsi retour à ses convictions de je-
unesse que son œuvre de la maturité lui aura permis de mieux formuler. Il est
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alors devenu un intellectuel publiquement catholique49, après lavoir peut-être
secrètement été pour une bonne part de sa carrière. Taylor nétait plus un inte-
llectuel qui était accidentellement catholique (comme il y a des ingénieurs, des
physiciens ou des plombiers catholiques), mais un penseur dont lœuvre repose
sur une vision chrétienne forte et assumée comme telle. C’est une prise de posi-
tion qui ne va certainement pas sans risques, car elle pourrait le disqualier aux
yeux de plusieurs dans notre petit monde universitaire.
Je voudrais surtout en souligner le courage, car il en faut pour acher
aussi franchement ses positions et nager à contre-courant de la vulgate, mais
aussi la cohérence philosophique. Le tournant théologique de Taylor montre
certes que sa perspective a évolué (témoignant peut-être, pour le dire en ses
termes, des multiples canaux par lesquels opère la grâce) puisquelle l’a amené
à mettre en question le «mythe» de la raison seule auquel il sétait tenu dans
son œuvre, du moins jusquà A Catholic Modernity? (1996) et la conclusion
feutrée de Sources of the Self. Il n’y en a pas moins une forte cohérence philo-
sophique à ce tournant parce que l’œuvre de Taylor nit par sappliquer à elle-
même sa thèse fondamentale, à savoir l’idée que toute philosophie et toute
norme morale senracinent dans une vision du Bien supérieur ou de la pléni-
tude qui va au-delà de celle que nous pouvons espérer en cette vie. Charles
Taylor défend ainsi, par son œuvre, sa vie et ses engagements, le bien-fondé
dune position chrétienne et la possibilité pour elle d’être entendue dans le
monde contemporain. Il combat la lobotomie spirituelle de notre époque et
montre que la raison seule nest pas la seule chose qui nous motive, tout en dé-
fendant pour notre temps, devenu sourd à cette idée, l’idée dune rationalité
de la foi. Je tiens à lui dire ma reconnaissance pour le courage et la cohérence
de sa conception.
Références
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éorel et G. Bouisson).
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Ethical Life. Lingua Franca, mayo/junio.
49
Voir par exemple Dilemmas and Connections, p. 348 où il formule des critiques qu’il dit
chrétiennes à lendroit du moralisme étroit des codes.
35
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Le tournant théologique de la pensée de Charles Taylor
Grondin, J. (2012). Charles Taylor a-t-il des raisons de croire à proposer?
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